Thú Sramežljiv

Description physique :
J’aime bien écouter les gens me décrire aux agents des forces de l’ordre. Ils disent presque tous la même chose, et presque tous dans le même ordre. Et ça, j’aime bien. C’est rassurant. Ils disent que je suis un tout petit bonhomme. Il y en a qui disent que je mesure entre un mètre et un mètre dix. Les autres, ils disent juste que je suis haut comme trois pommes et deux galettes. J’aime bien quand ils disent ça : c’est bon, les pommes et les galettes. Mais ce n’est pas très vrai : même si ce sont de très grosses pommes et des galettes très épaisses, je suis quand même plus grand qu’elles.
Après, ils disent que j’ai l’air "malingre". Ça veut dire que j’ai mauvaise mine. Et c’est vrai, parce que je suis un peu maigre, tout fragile, et que j’ai des traits noirs sous les yeux (ça s’appelle des cernes). Après, les dames disent que je suis "mignon tout plein" et les messieurs disent que j’ai une "tête à claque". Ils disent ça parce que j’ai des yeux très grands, tout noirs (qui me donnent l’air d’avoir peur de tout), et parce que quand ils me voient pour la première fois, je suis accroupi dans un coin sombre (et que j’ai l’air d’avoir peur de tout). Et ils disent tous que j’ai le regard fuyant. Ils disent ça parce que je ne regarde jamais leurs visages.
Ils disent aussi que j’ai des cheveux en bataille, pas très longs, mais qui me tombent de partout. Avant, ils étaient noirs, mes cheveux. Mais maintenant, ils sont gris. C’est la pluie qui les a fait déteindre.  

Description psychologique :
Mais après ça, quand les agents des forces de l’ordre demandent aux gens de "dresser un portait psychologique" de moi (c’est mon caractère), ils ne disent plus rien.
…J’ai dit beaucoup "disent". C’est parce que je ne connais pas beaucoup de mots. Quand je serais grand, j’irai à l’école et j’apprendrai beaucoup d’autres mots, et beaucoup d’autres choses. Je n’aurai pas de mal à apprendre, parce que je suis très intelligent. Mais j’aurai beaucoup de mal à entrer dans l’école, parce que j’ai peur de tout ce que je ne connais pas. Il y a un mot pour ça. Je le connais. C’est "phobique".
Après, quand je connais les choses, j’en ai moins peur. Mais il y a une chose que je ne connaîtrai jamais et qui me fera toujours peur. Ce sont les "êtres vivants d’apparence humaine dotés d’une conscience réfléchie" (ce sont les gens). Je ne les comprends pas. Ça me fait peur. Ils changent toujours de visage, et chacun de leurs visages veut dire quelque chose de différent. Ça me fait peur, parce que je n’arrive pas à savoir quoi. Alors je ne regarde plus leurs visages. Ils pensent aussi d’une façon bizarre, et ça se voit quand ils parlent : ils parlent beaucoup mais ne disent rien. Ça me fait peur, parce que je ne comprends pas ce qu’ils veulent dire quand ils parlent pour ne rien dire. Alors, je m’accroupis dans un coin sombre, je me tasse le plus possible, je me bouche les oreilles et je ne les entends plus. Sauf quand ils me décrivent aux agents des forces de l’ordre, parce que là, les choses qu’ils disent ont un sens et elles sont presque toutes vraies.
Parfois, quand les agents des forces de l’ordre insistent, les gens disent que je ne suis pas bavard. Je n’aime pas quand ils disent ça, parce que ce n’est pas vrai. Je suis bavard et j’aime bien parler, parce que parler c’est mettre des mots sur les choses et c’est apprendre à les connaître. Et quand on connaît les choses, on n’en a plus peur. Mais les gens ne me comprennent pas quand je parle et je ne comprends pas les gens quand ils parlent. Alors je ne parle pas aux gens, et je me parle dans ma tête.

Maintenant, je suis tout seul. Parfois, les agents des forces de l’ordre m’attrapent et m’emmènent avec eux dans un endroit qu’ils appellent "foyer". Il y a beaucoup d’autres enfants qui sont tous seuls aussi, avec des adultes pour s’occuper d’eux. Mais je n’aime pas ces foyers. Les adultes croient que je suis idiot et les enfants font des choses que je ne comprends pas. Alors, je m’en vais du foyer et je retourne dans la ville, tout seul.
La ville, elle s’appelle Alyonis. C’est un adulte qui l’a dit dans la rue, je ne le savais pas. Je n’aime pas la ville : elle est bruyante, les gens parlent forts et rient. Mais j’aime bien le Parc serein. Ça veut dire que c’est un parc calme. Je peux me cacher sous un buisson et dormir là, ou écouter la pluie qui tombe. Et les agents des forces de l’ordre ne me trouvent pas.
Avant, j’avais une maison. C’était une jolie maison quelque part dans la ville, mais je ne sais plus où, parce que la ville est grande. J’y suis retourné une fois, je ne sais plus comment, mais la maison était déserte (ça veut dire qu’il n’y avait plus personne). Alors, j’ai fermé la porte et je ne suis plus revenu.
Avant que la maison devienne déserte, j’avais une maman. Elle était gentille. Elle ne changeait pas trop son visage quand je la regardais, parce qu’elle savait que je n’aimais pas ça. Elle me parlait beaucoup et je lui parlais aussi. Je ne la comprenais pas toujours et je savais qu’elle ne me comprenait pas non plus. Mais ce n’était pas grave, parce que c’était maman. On faisait semblant et c’était bien.
Mais un jour, maman m'a perdu. Ou j'ai perdu maman. Je ne sais plus. Mais on n'avait pas fait exprès. C'était à cause de la ville, elle était trop grande. Je n'ai pas aimé ce jour-là : j'ai eu très peur et j'ai changé mon visage (je déteste faire ça). Il y avait de l'eau qui coulait sur mes joues. J'avais mon pull blanc que maman avait tricoté et mon pantalon bleu. J'avais oublié mes chaussures.
J'ai cherché la maison, mais je ne savais pas où elle était et la ville était toujours grande. Je ne l'ai pas trouvée. Alors je suis resté tout seul dans la ville. J'ai toujours mon pull blanc et mon pantalon bleu, mais je n'ai toujours pas de chaussures.
Depuis que j'ai perdu la maison, j’ai vu autant de lunes rondes et blanches (on appelle ça la pleine lune) que j’ai de doigts dans mes mains. Les premiers jours, j’avais très faim, parce que j’avais aussi oublié de prendre à manger. Et je n’avais pas envie de demander à manger, parce qu’il faut parler à des gens qu’on ne connaît pas et qui ne nous comprennent pas. Alors, j’ai pris à manger sans demander.
Au début, les gens m’attrapaient souvent. Puis je suis devenu meilleur. J’ai appris à courir vite (c’est la rapidité), à me cacher partout (c’est la discrétion) et à me déplacer dans toutes les positions (c’est l’agilité). Et j’ai appris à prendre les choses sans que les gens ne le voient. Alors, ils ont appelé les agents des forces de l’ordre. Parfois, les agents des forces de l’ordre m’attrapent et m’emmènent dans les foyers. Mais je ne reste jamais dans les foyers.
Un jour, quand je serais grand et que j’aurais fini l’école, je partirai de la ville et je me fabriquerai une maison pour moi. Il n’y aura personne dans ma maison, mais je n’aurai pas à m’en occuper, parce que j’aurai beaucoup de machines pour le faire. Ce ne seront pas des machines qui pensent et qui parlent, parce que ces machines-là me font peur. Ce seront des robots mécaniques. Ce sont des machines auxquelles on donne un "programme", et les machines suivent le programme sans avoir besoin de penser. Alors, on n’a pas besoin de les comprendre et on n’a pas peur.
Mais là, tout de suite, j’ai peur, j’ai faim et j’ai soif. Il faut que je trouve une chose à prendre sans demander. Je sais où la trouver.